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    Causerie

    Je savais bien que la bicyclette était une merveilleuse machine et d'un emploi chaque jour de plus en plus répandu. Mais, je confesse ingénument qu'avant les fêtes vélocipédiques du Progrès je n'aurais pas cru que le cyclisme put à ce point passionner les foules. Or, les faits sont là. Pendant quatre jours Lyon tout entier n'a été occupé que des courses Lyon- Paris-Lyon et Lyon-Dijon-Lyon. Qui l'emportera de Rivierre et de Meyer ? Lequel des amateurs enlèvera la première place dans le second tournoi disputé par l'élite des cyclistes de la région ? — telles étaient les questions que chacun se posait avec une sorte de fièvre, en s'arrachant les suppléments successifs que le Progrès faisait paraître sur chaque course.

    Depuis le passage des Russes on n'avait pas vu dans la calme cité lyonnaise pareille aflluence et un tel enthousiasme. Il faut dire que les deux départs donnés devant l'hôtel du Progrés ont été à eux seuls de fort belles fêtes et de curieux spectacles. Et le dimanche, au moment du vin d'honneur, où vainqueurs et vaincus toastèrent fraternellement, quelles ovations quand Rivierre, Meyer, Prévost et Grévy parurent sur le balcon ! Ceux qui douteraient encore après cela de la popularité du cyclisme, de l'intérêt croissant qu'il excite parmi les niasses, seraient en vérité plus incrédules que saint Thomas.

    C'est le grand record Lyon-Paris-Lyon qui tout naturellement a été le plus sensationnel. N'a-t-il pas remué, outre la seconde ville de France, douze départements et la capitale elle-même où cinquante mille personnes se pressaient à l'arrivée des premiers coureurs à la Porte Maillot ?

    J'ai pu assister au départ et à l'arrivée de cette épreuve destinée à rester classique dans les annales du sport. Il y avait quelque chose de très émouvant — ne riez pas, ô profanes ! — à voir, comme des ombres fantastiques, disparaitre dans la nuit empourprée de flammes de bengale, ces vingt-deux coureurs parlant sur une route inconnue à la plupart d'entre eux, pour couvrir en moins de trois jours cette formidable piste de mille quarante kilomètres !

    Quant à l'arrivée, je ne me souviens guère d'avoir rien vu de plus pittoresque. Quinze mille personnes ont passé toute la nuit du samedi au dimanche à Lyon- Crépieu, les unes dans les jolies guinguettes du village, les autres couchées sur les trottoirs, sur les talus de la route et même sur les tas de cailloux ! Et tout ce monde-là n'avait qu'une pensée : Où est Rivierre en ce moment ? Ne lui est-il pas survenu d'accident depuis Bourg ? A-t il toujours la même avance ? Allons-nous le voir arriver bientôt ?

    Il faisait jour depuis plus d'une heure déjà, — un jour rose et bleu pale succédant à une admirable nuit pleine d'étoiles — quand deux coureurs lyonnais montant un tandem, Lambrecht et Juvanon, dévalèrent à fond de train vers le poteau d'arrivée, en criant : « Il est derrière nous à trois kilomètres ! » En un clin d'oeil tout le inonde fut debout... Et dans une double haie humaine formée à droite et à gauche sur les bas côtés de la route par les spectateurs l'acclamant, on voit s'avancer Rivierre ferme et droit sur sa bicyclette, avec l'allure assurée d'un monsieur qui vient de faire une petite promenade de santé !

    Son entraînement était si merveilleux qu'il aurait pu, sans aucun danger, continuer à pédaler du même train pendant toute la journée. N'oubliez pas pourtant qu'il avait deux cent soixante lieues dans les jambes et qu'en dix-sept heures — la vitesse d'un train omnibus ! — il s'était transporté lui et sa machine de Lyon à Paris...

    La course d'amateurs a fait sans doute moins de fracas. Mais ses résultats sont peut-être plus démonstratifs. Rivierre est, en effet, un professionnel et un tempérament comme on en rencontre peu. Sa magnifique performance peut être considérée comme un fait exceptionnel. Mais M. Prévost, le gagnant de la course Lyon-Dijon-Lyon, est un excellent père de famille, employé toute la semaine dans un bureau et ne pouvant consacrer que d'assez courts loisirs à son sport favori. Il n'en a pas moins enlevé, sans fatigue ni surmenage, ses quatre cent dix-sept kilomètres en dix-neuf heures.

    On voit donc que c'est surtout pour la bicyclette que le mot « impossible » n'est pas français. On se demande même ce qu'on obtiendra dans un avenir prochain de cet admirable moyen de transport, si machines et coureurs continuent à se perfectionner sans trêve, comme ils l'ont fait depuis quelques années.

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